La zone de tolérance : Et s’ils ne “comprennent” pas ?
- Gabby Plumasseau
- il y a 5 jours
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 4 jours
Soyons honnêtes : cela arrive à presque tous les interprètes. Vous investissez tout votre cœur à concevoir une expérience thématique réfléchie. Vous installez le suspense, lancez une métaphore parfaite, voire intégrez le son d’un lointain tonnerre. Et puis, quelqu’un vient vous dire un truc totalement hors sujet comme : « C’était génial ! Je ne savais pas que les Romains avaient inventé le quinoa. » 😶🌫️
Ce sont ces moments précis où le concept de zone de tolérance de Sam H. Ham cesse d’être simplement utile… et devient essentiel.
Comprendre notre zone de tolérance —personnelle ou institutionnelle— n’est pas seulement intéressant sur le plan philosophique. C’est aussi un outil fondamental pour concevoir, évaluer et agir en conscience éthique.
Dans Interpretation: Making a Difference on Purpose, Sam Ham analyse ce que réussir signifie réellement, pour un interprète. Il ne s’agit pas que tout le monde répète exactement votre thème ni se souvienne de chaque fait que vous avez partagé. Il s’agit de déterminer quelle marge d’interprétation vous êtes prêt à accepter, et ce que vous faites quand les messages que votre audience retient sont très éloignés de ce que vous attendiez.

Donc, allons droit au but : que vous portiez sur des sites archéologiques ou sur la culture pop, il est très probable que votre public ne reparte pas avec le même message… et ce n’est pas forcément un problème.
Redéfinir le succès
Beaucoup d’entre nous (même si on ne l’admet pas toujours) gardent l’idée que le succès consiste à « faire passer le message ». Mais Ham renverse cette idée. Son modèle privilégie la provocation plutôt que l’instruction (n’oubliez pas aussi les principes de Tilden), et considère le sens non comme quelque chose que l’on donne, mais comme quelque chose que l’on co-construit.

Dans cette perspective, une expérience interprétative réussit non pas quand on répète nos thèmes à la lettre, mais quand on amorce sa propre conversation intérieure. Quand, comme l’a dit George Herbert Mead, on se met à « se parler à soi-même » pour donner du sens à ce que l’on vient de vivre.
L’objectif ? Obtenir une série de réponses personnelles qui tournent autour de votre thématique — si elles vous font hocher la tête ou sourire, vous êtes sûrement dans la bonne zone.
Mais si c’est ça votre objectif, vous devez vous poser la question : Quels types de significations sommes-nous prêts à accepter ? Et c’est là qu’intervient la Zone de Tolérance.
Pourquoi interpréter de façon si différente ?
En résumé : schémas mentaux (non, ce n’est pas le nouveau café branché).
Les schémas mentaux sont des structures forgées par les expériences, la culture, les valeurs, les connaissances et même l’état d’esprit du moment. Ils déterminent ce que l’on remarque, ce qui nous interpelle et comment on relie la nouvelle information à ce que l’on connaît déjà.
C’est pourquoi vous pouvez proposer un programme brillant et qu’une personne le vive comme une expérience spirituelle, une autre comme un appel à l’action, et une troisième comme quelque chose d’amusant. Chacun apporte son filtre.

Les schémas décident ce que l’on voit, ce que l’on retient ou ce que l’on ignore.
Ils influencent ce que l’on trouve intéressant, ennuyeux, utile ou inutile.
Et donc, les significations personnelles varient d’une personne à l’autre.
En tant qu’interprètes, nous nous efforçons de créer des contenus en lien avec ces schémas. Mais acceptons une vérité : le schéma gagne toujours. Tout ce que l’on propose passe par ce filtre — et la diversité des interprétations n’est pas seulement inévitable, elle est parfois souhaitable !
Il faut le reconnaître : les divergences d’interprétation sont inévitables.
Les trois Zones de Tolérance selon Ham
En fonction de vos objectifs, vous pouvez opérer — consciemment ou non — dans l'une de ces trois zones :
Zone sans restriction

Dans cette zone, l’objectif est d’inciter à la pensée, non de délivrer un point de vue. Vous êtes ravi (et peut-être même stimulé) que l’audience parte avec des interprétations variées.
Idéal pour les sujets complexes, les dilemmes éthiques ou les expériences provocatrices. Pensez à des débats ou contes profondément introspectifs.
🗨️ Exemple de thème : « Ce sujet est complexe. Que signifie-t-il pour vous ? »
2. Zone étendue

C’est le territoire courant pour les interprètes du patrimoine, de la conservation et du tourisme. Vous voulez que votre public partage sa propre compréhension, dans un cadre positif et aligné avec des valeurs communes.
Vous laissez place à la diversité, mais avec des limites. Vous inspirez subtilement l’audience vers l’empathie, sans l’imposer.
🗨️ Exemple de thème : « Ce paysage renferme des histoires qui méritent protection. »
3. Zone étroite

Ici, vous ciblez un message unique. Cela concerne la formation, la sécurité ou les campagnes comportementales.
Vous avez des objectifs clairs d’apprentissage ou de gestion.
Le sens critique est encouragé, mais vous exigez aussi une compréhension précise, notamment quand la sécurité, les ressources ou la réputation sont en jeu.
🗨️ Exemple de thème : « Mal stocker la nourriture attire des ours — et met tout le monde en danger. »
Un interprète aura probablement plusieurs ZOT, selon ce qu'il espère accomplir avec un produit interprétatif particulier. Sam Ham.
Même si le message est à côté…
Ça va arriver. L’interprétation, c’est un peu comme quand votre mère vous appelle par le nom du chien, puis celui de votre frère, ensuite celui de la fille du voisin… et enfin le vôtre. Les messages confus, ça existe. Mais Ham nous le rappelle : ce n’est pas une erreur, c’est un retour précieux.Et croyez-moi, j’apprends encore à l’accueillir avec grâce. Vous n’êtes pas seul·e.
Ham propose une méthode aussi simple qu’efficace, appelée thought listing (liste de pensées). Pas besoin de gadget sophistiqué : il suffit de demander « Qu’est-ce que cela vous a fait penser ? »ou« Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ? »
Les réponses vous offrent un aperçu de l’impact réel de votre interprétation.Si la majorité des réponses se situe dans votre zone de tolérance, tant mieux ! Vous êtes sur la bonne voie. Sinon, il est peut-être temps de revoir votre thème, d’ajuster votre cadrage ou d’identifier les signaux involontaires qui ont pu orienter le public dans une autre direction.
Le volet éthique (incontournable)
C’est ici que ça devient sérieux. Plus votre zone se resserre, plus vous vous approchez du domaine de la persuasion. Et cela soulève un enjeu éthique.
Ham le dit franchement : les interprètes ont souvent une intention. Nous voulons susciter l’émotion, inspirer l’action, favoriser la compréhension. Mais cela impose une responsabilité forte.
Si votre narration vise à influencer, assurez-vous que cela profite au site, à la communauté ou au public, plutôt qu’à flatter votre ego (mic drop).
Et oui, vous savez exactement de quoi il s’agit : le concept d’interpreganda — quand l’interprétation se transforme en sermon. Au mieux, cela est inefficace. Au pire, cela suscite méfiance ou rejet.
D’où la question essentielle à se poser : Est-ce que je guide ou est-ce que je dicte ? Est-ce que je persuade où je manipule ?
Réflexion finale depuis la zone
Vous n’êtes pas là uniquement pour transmettre un thème ou partager des données. Vous êtes un provocateur de pensée, un facilitateur de sens, un curateur de contexte.
La Zone de Tolérance de Sam H. Ham nous rappelle que le succès ne signifie pas que le public voit ce que vous voyez, mais qu’il voit quelque chose qui compte pour lui.
Alors, avancez avec intention : imaginez votre thème, pensez votre zone, et ensuite… laissez le public vous étonner.
Ham, S.H., 2013. Interpretation: Making a Difference on Purpose. Fulcrum Publishing.
Larsen, D., 2003. Meaningful Interpretation. U.S. National Park Service.
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